Impôt minimum de remplacement - Devons-nous nous inquiéter ?

Isabelle Nadeau, Sacha Robillard
2024-01-25

Contexte

La loi concernant l'impôt sur le revenu ("LIR") prévoit de multiples déductions et crédits d'impôt. On peut avoir l'impression que certaines de ces mesures d'allègement fiscal sont principalement destinées aux personnes fortunées. Afin de garantir que le système fiscal reste équitable pour tous, la Loi de l'impôt sur le revenu prévoit également un régime fiscal parallèle appelé impôt minimum de remplacement ("IMR"). Tous les particuliers, y compris la plupart des fiducies, sont tenus de calculer leur revenu imposable dans le cadre de ce régime alternatif. Si l’IMR ainsi calculé dépasse l'impôt sur le revenu régulier, le contribuable doit payer le montant le plus élevé. L'objectif de ce régime est de s'assurer que les personnes fortunées, qui peuvent souvent bénéficier d'un certain nombre de mesures d'allègement fiscal, ne finissent pas par payer des montants d'impôts déraisonnablement bas... Ou du moins, c'était là son objectif jusqu'aux récentes propositions de modification visant ce régime.

Il est également important de noter que tout impôt dû au titre de l’IMR peut être reporté pendant sept ans et utilisé pour compenser l'impôt régulier (non-IMR) dû au cours de ces années. L’IMR non utilisé au cours des sept années suivantes expire et devient un impôt permanent. L’IMR ne s'applique pas l'année du décès et ne s'applique pas non plus aux sociétés. 

Historiquement, les fiscalistes ne s'inquiétaient pas trop de l’IMR parce qu'il s'appliquait le plus souvent dans des circonstances spécifiques. Par exemple, il s'appliquait souvent lorsque la déduction pour gain en capital ("DGC") était demandée par un contribuable ayant un revenu imposable limité, ce qui entraînait un IMR qui pouvait ne pas être récupéré au cours des années suivantes.

Dans le budget fédéral de 2023, des changements majeurs au régime de l’IMR ont été proposés. Bien que la législation finale n'ait pas encore été adoptée, les changements ont été présentés comme entrant en vigueur à partir du 1er janvier 2024. Comme l'explique le présent article, les changements proposés modifient radicalement l'importance de l’IMR à l'avenir.

Aperçu des anciennes règles

Il est utile d'illustrer le fonctionnement antérieur de l’IMR avant d'examiner les modifications proposées. 

Dans un premier temps, l’IMR exige des particuliers qu'ils calculent leur revenu imposable à l'aide d'un ensemble particulier de règles, soit le revenu imposable ajusté ("RIA"). Plus particulièrement, lors du calcul de l’IMR, 80 % des gains en capital et des pertes au titre d’un placement d’entreprise étaient pris en compte, et les dividendes imposables n’étaient pas majorés et ne donnaient pas lieu à un crédit d'impôt pour dividendes. Les déductions pour avantages liés aux options d'achat d'actions étaient également limitées à 2/5 du montant initial de la déduction[1]. Certains des autres ajustements concernaient les abris fiscaux.

Les particuliers non fiduciaires et les successions à taux progressif bénéficiaient d'une "exonération de base" de 40 000$ qui réduisait leur RIA. Le montant ainsi obtenu était imposable au taux de 15 % au niveau fédéral, plus 15 % supplémentaires au Québec, soit un taux combiné de 30 %. Si l'IMR dépassait l'impôt régulier calculé par ailleurs, le particulier devait payer le montant de l'IMR. L'impôt supplémentaire payé au titre de l'IMR pouvait généralement être reporté pendant sept ans et être crédité à l’encontre de l’impôt régulier, dans la mesure où l'impôt sur le revenu régulier dépassait l'IMR au cours de ces années subséquentes.

Le tableau ci-dessous montre comment l’IMR s'applique généralement lorsque la DGC est demandé par un particulier n’ayant aucune autre source de revenu. Par souci de simplicité, les crédits d'impôt personnels ont été omis.

 

Impôt régulier

IMR (anciennes règles)

Gain en capital

971 190 $

971 190 $

Gain en capital imposable (50%/80%)

485 595 $

776 952 $

Moins: DGC[2]

(485 595) $

(485 595) $

Moins: exonération de base

- $

(40 000) $

Revenu imposable

- $

251 357 $

 

 

 

Impôt à payer (53.31% / 30.00%)[3]

- $

75 407 $


Les nouvelles règles

Comme indiqué ci-dessus, des changements substantiels devraient être apportés au régime de l’IMR. Le projet de loi tel qu'il est annoncé actuellement propose de modifier le calcul du revenu imposable ajusté comme suit[4]:

 

Actuellement

À partir de 2024

Changement

Taux d’inclusion des gains en capital (sous réserve d’exceptions)

80%

100%

20%

Taux d’inclusion des gains en capital sujet à la DGC

30%

30%

0%

Taux d’inclusion des gains en capital sur les dons d’actions cotées en bourse

0%

30%

30%

Taux d’inclusion des avantages liés aux options d’achat d’actions accordées aux salariés sur les actions cotées en bourse qui ont fait l’objet d’un don

0%

30%

30%

Taux d’inclusion du report des pertes en capital

80%

50%

-30%

Taux d’applicabilité du report des pertes autres qu’en capital

100%

50%

-50%

Déduction des intérêts et des frais financiers pour gagner un revenu de bien

100%

50%

-50%

Déduction des pertes de sociétés en commandite d'années antérieures

100%

50%

-50%

Déductions relatives à l'aide à l'invalidité, à l'indemnisation des travailleurs et aux prestations d'aide sociale

100%

50%

-50%

Crédit d’impôt pour les dons

100%

50%

-50%

Déduction des frais d'emploi, de déménagement et de garde d'enfants

100%

50%

-50%

Inclusion de l’avantage lié aux options d'achat d'actions pour les employés

80%[5]

100%

20%


De plus, le taux d'imposition fédéral de l’IMR passera à 20,50 % et l’exonération de base sera égale à la limite inférieure de la quatrième tranche de l'impôt sur le revenu (environ 173 000 $ pour 2024). 
 
Sur une note positive, les successions assujetties à l’imposition à taux progressif ("SITP") et certaines autres fiducies spécialisées ne seront plus assujetties à l'IMR en vertu des nouvelles règles.
 
Le Québec a annoncé qu'il harmoniserait sa législation avec la LIR, excepté que le taux d'IMR passera à 19% et que l’exonération de base augmentera à 175 000 $. La nouvelle exonération de base sera également indexée chaque année à partir de l'année d'imposition 2025.
 
Analyse : Que signifient les changements dans la pratique ?
 
Bien qu'il ait été suggéré dans le budget fédéral 2023 que les nouvelles règles visent à mieux cibler l’IMR envers les personnes à haut revenu, une analyse approfondie des changements révèle une réalité différente. 

L'impact sur les gains en capital

Les nouvelles règles permettront d'atteindre beaucoup plus facilement le seuil d’exonération de base. En effet, alors que les règles précédentes n'entraînaient généralement de l’IMR que dans des circonstances spécifiques, les nouvelles règles déclencheront l’IMR même lorsque le seul "allègement fiscal" dont bénéficie le contribuable est le taux d'inclusion de 50 % sur les gains en capital. Le tableau ci-dessous illustre le traitement fiscal d’un gain en capital lorsqu'aucune DGC n'est demandée et ce sous l'impôt régulier par rapport au nouveau et à l'ancien régime d'IMR :
 

 

Impôt régulier

IMR (nouveau, à partir de 2024)

IMR (anciennes règles)

Gain en capital

1 016 836 $

1 016 836 $

1 016 836 $

Gain en capital imposable (50%/100%/80%)

508 418 $

1 016 836 $

813 469 $

Moins: exonération de base[6]

- $

(173 000) $

(40 000) $

Revenu imposable / RIA

508 418 $

843 836 $

773 469 $

 

 

 

 

Impôt à payer (53.31% / 39.50%/30.00%)[7]

271 038 $

333 315 $

232 041 $

 

Dans cet exemple, un contribuable devrait payer 62 277 $ d'impôts supplémentaires sous le nouveau régime d’IMR, alors qu'aucun IMR n'aurait été dû sous l'ancien régime. 

Selon les nouvelles règles de l’IMR, le seuil à partir duquel l’IMR dépasserait généralement l'impôt régulier pour les gains en capital, en supposant qu'il n'y ait pas d'autres sources de revenus, sera d'environ 535 000 $. En effet, lorsqu'un gain en capital de 535 000 $ est réalisé, l'IMR combiné en vertu du nouveau régime au Québec atteindra 142 990 $, tandis que l'impôt régulier atteindra 142 604 $, ce qui entraînera de l'IMR à payer.  En d'autres termes, le nouveau régime d'IMR ne vise pas seulement les personnes à revenu élevé qui bénéficient de diverses mesures d'allègement fiscal, mais peut en quelques sortes être considéré comme une augmentation détournée du taux d'inclusion des gains en capital. 

En outre, étant donné que de nombreux propriétaires d'entreprise prennent leur retraite après la vente de leur entreprise, on peut s'attendre à une diminution de leur revenu imposable au cours des années suivantes, ce qui pourrait se traduire par un impôt permanent sous le régime de l’IMR, car il pourrait être impossible de récupérer l’IMR au cours des sept années suivantes.

Quelques bonnes nouvelles

Bien que les changements à venir concernant l’IMR soient préoccupants, il y a quelques bonnes nouvelles. Tout d'abord, lorsqu'un gain en capital sur la vente d'actions admissibles à la DGC ne dépasse pas la DGC disponible[8], les nouvelles règles entraîneront moins d'IMR qu'en vertu des règles précédentes. Par exemple, si des actions sont cédées en 2024 et qu'un gain en capital de 1 016 836 $ est réalisé, qui serait entièrement exonéré d'impôt en vertu de l'impôt sur le revenu ordinaire en raison de la DGC maximale disponible, les règles précédentes auraient déclenché un IMR de 79 516 $[9], alors que les nouvelles règles ne déclencheront qu'un IMR de 52 160 $[10]. Si la DGC est multiplié par les membres de la famille ayant un faible revenu, cela pourrait se traduire par une réduction significative de l’IMR à payer.

Deuxièmement, il semble qu'il existe un moyen assez facile d'éviter les principaux inconvénients du nouveau régime d’IMR. Il s'agit de transférer, avec report d'impôt en vertu du paragraphe 85(1), l'actif sur lequel un gain en capital important est sur le point d'être réalisé à une société avant la disposition. Il est bien connu que l'intégration, du moins au Québec, n'est pas parfaite et qu'un gain en capital réalisé par l'intermédiaire d'une société plutôt que par un particulier entraîne généralement une perte fiscale lorsque le produit de la vente est entièrement distribué. Toutefois, étant donné que l'IMR sur un dividende non déterminé ne dépasse généralement pas l'impôt régulier aux taux marginaux le plus élevé (c'est-à-dire 39,5 % contre 48,70 %), la distribution des produits par une combinaison d'un dividende en capital et d'un dividende imposable ne déclenche généralement pas l'IMR. Par conséquent, le taux d'imposition net effectif devrait être d'environ 29,35 % au lieu de 26,67 %. Bien que cette différence puisse représenter un coût fiscal important pour une transaction de grande envergure, elle peut être préférable à un taux d'IMR de 39,50 % qui pourrait ne jamais être remboursé.

Cela étant dit, on pourrait faire valoir que le transfert de l'actif à une société immédiatement avant sa vente n'a d'autre but que de bénéficier d'un avantage fiscal (c'est-à-dire d'éviter l’IMR). En tant que telle, cette opération pourrait être interprétée comme une opération d'évitement. Si l'ARC parvient à établir qu'un tel résultat constitue une mauvaise utilisation ou un abus du nouveau régime d'IMR, elle pourrait potentiellement invoquer la règle générale anti-évitement ("RGAE") pour établir une nouvelle cotisation à l'égard du contribuable.

Autres impacts

Dons et organismes de bienfaisance

On craint que le nouveau régime d’IMR ne porte préjudice aux organismes de bienfaisance en réduisant considérablement les incitatifs à faire des dons. Plus particulièrement, sous le nouveau régime d’IMR, le crédit d'impôt pour dons sera limité à 50 % de son montant normal. En outre, alors que les dons d'actions cotées en bourse ne donnaient lieu à aucun gain en capital en vertu des anciennes règles de l’IMR (comme c'est également le cas dans le cadre de l'impôt régulier), il y aura désormais une inclusion de 30 % du gain en capital en vertu des nouvelles règles. Ainsi, les dons importants d'actions cotées en bourse qui, autrement, ne seraient pas imposables et donneraient lieu à un crédit d'impôt pour dons à utiliser contre d'autres sources de revenus, déclencheront désormais potentiellement l’IMR. Les contribuables qui se retrouvent avec d'importants crédits d'impôt pour dons et des soldes d’IMR reportés risquent de ne jamais utiliser pleinement ces attributs fiscaux à l'avenir. Cela est d'autant plus vrai que l'utilisation ultérieure des crédits d'impôt pour dons pourrait déclencher un IMR supplémentaire.

Considérations temporelles

L'une des modifications les plus obscures apportées aux règles de l’IMR est la prise en compte à hauteur de 50 % des pertes autres qu'en capital et des pertes en capital des années précédentes lorsqu'elles sont appliquées à l'année en cours aux fins du calcul du RIA pour l’IMR. Il en résultera des situations dans lesquelles le fait de subir une perte en capital et un gain en capital au cours d'années d'imposition différentes, plutôt que de les déclencher au cours de la même année, entraînera l'imposition de l'IMR. Il est difficile de comprendre comment ce résultat peut être acceptable eu égard à la politique fiscale puisqu'il n'y a pas de gain économique pour le contribuable dans une situation plutôt que dans l'autre.

Implications liées aux fiducies

Parce qu'elles ne bénéficient pas de l’exonération de base de l'IMR (c.-à-d. l’exonération de 173 000 $), la plupart des questions soulevées jusqu'à présent sont aggravées lorsqu'il s'agit de fiducies (autres que les SITP et autres fiducies spécialisées). 

Si une fiducie gagne un revenu passif et encourt des frais d'intérêt et/ou des frais financiers, elle devra payer l’IMR même si elle a distribué tous ses revenus de l'année à son bénéficiaire. En effet, les frais d'intérêt et les frais financiers encourus pour gagner des revenus de biens seront désormais limités à 50 % sous le nouveau régime de l’IMR. Dans de nombreux cas, ces fiducies n'auront pas la possibilité de récupérer l’IMR payé. Ce problème affectera, par exemple, les fiducies qui accèdent à des fonds par le biais de prêts à taux d’intérêt prescrit. Les fiducies exclusives au conjoint qui ne sont pas autorisées à distribuer leurs gains en capital (du fait que la définition du revenu dans la convention de fiducie n'inclut pas les gains en capital) paieront également un IMR supplémentaire en plus de leur impôt régulier.

Conclusion

L'IMR va constituer un enjeu important dans le cadre de nombreuses planifications fiscales et ne peut plus être considérée comme une incidence mineure. Si certains d'entre nous se demandaient comment ce qui n'était auparavant qu'une simple mesure de sauvegarde du régime fiscal pouvait devenir l'une des mesures fiscales les plus lucratives du budget fédéral[11] annoncé par la ministre des Finances, il semble qu’on a découvert le pot aux roses.

 


[1] Par conséquent, à des fins fédérales, 80 % de l'avantage lié aux options d'achat d'actions étaient inclus dans le revenu sous l'ancien régime de l’IMR.

[2] La limite de l'ECGC en 2023 était de 50 % de 971 190 $ (c.-à-d. 485 595 $).

[3] Taux combiné fédéral et québécois.

[4] Cette liste comprend les changements les plus notables mais n'est pas exhaustive.

[5] La déduction québécoise est inférieure dans la plupart des cas, car elle est limitée à 25 % de l'avantage du salarié découlant du plan d'options sur actions dans le cadre de l'impôt régulier.

[6] Par souci de simplicité, l’exonération de base du Québec a été considérée comme égale à l’exonération fédérale.

[7] Taux combiné fédéral et québécois.

[8] Le plafond de la DGC pour 2024 est de 1 016 836 $.

[9] Pour des fins de comparaison, l'IMR a été calculé selon les anciennes règles à l'aide du plafond de DGC pour 2024.

[10] 1 016 836 $ x 30 % d'inclusion, moins l’exonération de base de 173 000 $, multiplié par le taux d'imposition de l'IMR de 39,50 %.

[11] Selon le tableau 1 - Incidences sur les recettes des mesures fiscales proposées dans le budget fédéral 2023, le nouveau régime d'IMR devrait générer 2 950 millions de dollars sur 5 ans.